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CRITIQUE

Journal Daily 2 juillet – FID 2014

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1. Pouvez-vous parler de l’origine du projet et de votre intérêt pour l’Afrique, et Dakar en particulier?

Difficile de situer l’origine d’une idée. Il y a sans doute plusieurs origines à ce projet. La plus ancienne doit remonter à la fin de mon adolescence, quand j’ai découvert Les Maîtres Fous. En même temps qu’une manière inouïe de comprendre le rapport de l’Afrique au formes imposées par la société coloniale, je découvrais une autre façon d’envisager le cinéma. Ironie du sort, quelques années plus tard, une maladie contractée en Mauritanie m’a valu d’être soigné par Rouch avec des herbes traditionnelles. Mais plus récemment, tandis que je filmais à Bamako au moment de la célébration du cinquantenaire de l’indépendance, je voyais dans ma rue les allers et venues de patients sous neuroleptiques. Ils revenaient d’un dispensaire pour malades mentaux.  Je me suis alors interrogé sur la façon dont l’institution psychiatrique occidentale avait du imposer sa grille de lecture en Afrique. Comment avait-elle évolué avec la transformation des sociétés africaines après les indépendances et sous l’influence de la mondialisation ? Si un film comme Les Maîtres Fous avait l’ambition de montrer comment la transe des haoukas pouvait être un moyen clandestin d’échapper à la folie de la société industrielle, il laissait néanmoins ouverte la question de savoir comment, officiellement, la société coloniale en question traitait ce qu’elle devait elle-même qualifier de « folie ». Il y avait donc une volonté de susciter un échange un peu polémique avec le Rouch des années cinquante. Mais il y avait aussi la lecture de Fanon, dont je ne cessais de fouiller dans les textes la relation entre son militantisme anti-colonial et sa pratique de psychiatre en Algérie. Ce qui m’a conduit directement à Dakar fut d’apprendre que le premier département de psychiatrie du pays avait été créée en 1958 par Henri Collomb, un neuropsychiatre à l’attitude critique et, dit-on, révolutionnaire. Sa venue aurait marqué une rupture avec la psychiatrie coloniale. Avec lui, on aurait enfin commencé oser à parler d’une psychiatrie désaliénante et ouverte à la culture des patients. J’ai alors été frappé par un enchaînement de « coïncidences » historiques. Par le fait, notamment, qu’à la même époque, le Sénégal préparait son indépendance, tandis qu’en Europe des expérimentations cliniques telles que celle de Laborde faisaient voler en éclats les cloisons de l’institution psychiatrique. Cinquante ans après, je voulais tenter de saisir ce qu’il pouvait rester de cette extraordinaire conjoncture émancipatrice.


2. La question des maladies psychiatriques a longtemps fasciné les cinéastes. Dans votre film, vous donnez la parole à une cinéaste.
Comment avez-vous rencontré cette personne et pourquoi devient-elle un personnage clef du film?

Dans le cas de mon projet, je me suis donc d’abord intéressé aux limites du cadre intellectuel dans lesquelles la psychiatrie formule, ou plutôt informe la maladie mentale. Une manière d’éprouver ces limites était d’aller voir ce qu’il advenait de ces formes, de ces formulations, une fois exportées hors des cadres séculaires de la société occidentale.  Mais je dois dire que tout l’arrière-plan un peu théorique était surtout un embrayeur. J’ai rencontré l’écrivain-cinéaste Khady Sylla par l’intermédiaire du poète Thierno Seydou Sall, avec qui je vivais en collocation à Dakar. Thierno avait tout de suite adhéré à mon entreprise, car son plus célèbre poème Kër Doff (La maison des fous) racontait précisément une époque, la fin des années soixante-dix, où il avait été interné en psychiatrie dans le service du professeur Collomb. Personne ne pouvait être plus que lui au cœur du questionnement qui m’animait, hormis peut-être Khady Sylla. J’avais entendu parler d’elle à travers un film qu’elle avait réalisé sur ses propres souffrances mentale, Une fenêtre ouverte, qui avait d’ailleurs obtenu un prix au FID en 2005. Et un jour que je revenais de l’hôpital psychiatrique de Thiaroye où je me rendais quotidiennement, elle était à la maison. C’était une grande amie de Thierno. Ce soir-là, nous avons eu une discussion passionnante tous les trois. Le lendemain, Khady, qui avait été internée à Thiaroye. me demandais de l’emmener avec moi sur le tournage. Pour se distraire disait-elle, mais aussi, je crois, pour exorciser ses démons liés à l’hôpital.  De là, nous ne nous sommes plus quittés. Je n’ai pas tardé à découvrir quel personnage hors-norme elle était. Artiste, libre-penseur, à l’encontre des conventions. Son visage et tout son corps portaient les stigmates de son agitation intérieure. Je l’aimais pour son extrême sensibilité, j’admirais la fulgurance de sa pensée. C’est pourquoi je lui ai finalement demandé de devenir le fil conducteur de ce film.  Puisque son destin l’avait conduite à être internée à Thiaroye, c’est d’abord à l’ancienne patiente que je m’adressais. Mais c’est aussi à la cinéaste qu’elle était que je demandais de devenir mon alter ego, mon double africain, le point de vue de proximité. Khady pouvait toujours se tenir à la fois dedans et dehors. Simultanément au cœur des mécanismes de Thiaroye, et à l’extérieur du point de vue psychiatrique. Tour à tour actrice et observatrice. Au présent et au passé. Elle devait être ma courroie de transmission avec la réalité. Mais les choses n’ont pas été aussi simples. Car entre-temps, Khady a appris qu’elle avait un cancer. Et tout a alors rapidement mal tourné.

3. Comment avez-vous rencontré les personnes qui apparaissent dans le film? 

Les personnes qui apparaissent dans le film sont, pour la plupart, liées à Khady Sylla. Je dois dire que c’est un choix d’écriture au montage. En trois ans, je suis allé quatre fois à Dakar. J’ai donc rencontré de nombreuses personnes, aussi bien au sein de l’hôpital que dans des lieux divers, qui auraient pu m’amener vers d’autres écritures possibles. À Thiaroye, par exemple, j’ai particulièrement suivi le travail de deux des quatre médecins-chef de service. Et avec Bertrand Wolff, nous avons finalement décidé de ne plus faire apparaître que le Dr Sara, qui était à la fois le doyen de l’hôpital et le médecin-traitant de Khady depuis dix-huit ans. Je voulais que le tissu des relations entre ces personnes apparaisse de façon à rendre lisible l’échange entre les différentes scènes où se déroule l’action du film. Outre Thierno qui, comme Khady, apparaît à titre d’intellectuel et d’ancien patient, il y a Joe Ouakam, la figure de l’artiste qui déjoue théâtralement les convulsions de la folie pour finalement les transcender. J’ai rencontré Joe Ouakam grâce aux deux précédents. Pour Khady, il était un gardien du temps, et sa cour luxuriante, l’endroit où elle allait se réfugier quand elle s’enfuyait de l’hôpital.

4. Le film est structuré de façon à ce que l’intérieur et l’extérieur s’opposent. Pouvez-vous nous parler de ce choix?

Si le film est effectivement structuré sur le rapport d’un dedans à un dehors, qui peut être, par exemple, entre l’intérieur de l’institution et les représentations socio-culturelles qui l’environne – ou  encore, entre des pratiques thérapeutiques traditionnelles africaines et une « médecine moderne » venue d’occident – il n’y a en tout cas pas d’opposition à proprement parler. Je crois que le film tente, au contraire, de révéler une certaine porosité des pratiques et discours de la psychiatrie à d’autres champs de savoir, à différents régimes de pensée. Ceux d’une société sénégalaise sans doute encore tiraillée entre de nombreux modèles culturels qui, loin de s’opposer, trouvent soit des modes d’alternance, soit des moyens de s’interpénétrer. En cela, l’hôpital de Thiaroye tend plutôt à apparaître ici comme une chambre d’échos où se réfléchissent et se répondent les différents territoires symboliques d’une société. L’Islam, les évangéliste, les guérisseurs traditionnels, tout y entre sans y être jamais tout à fait officiellement admis. Car tout y circule par des lignes de faille, dans des espaces de compromis.


5. Vous faites le choix de la surexposition des images en intérieur, celles de l’instance psychiatrique…

Surexposer la blancheur des murs de l’hôpital consistait à conférer à l’image ce double pouvoir de révélation, à la fois de leur puissance d’enfermement et en même temps de leur tendance à disparaître comme pures cloisons matérielles.


6. Votre film évoque( à travers la question de la « folie ») la société Africaine contemporaine, face à celle d’une Afrique plus ancienne. Celle d’avant la colonisation.
Pouvez-vous nous parler de ce choix?

Vous avez raison, probablement que le thème de la « folie » tend ici à jouer son rôle politique de révélateur de la société sans l’énoncer frontalement. Mais encore une fois, je ne montre pas deux dimensions, ou deux époques de l’Afrique l’une contre l’autre. Tout ce qui apparaît dans ce film ne sont que des éléments qui composent la société sénégalaise contemporaine. Il est vrai, cependant, que ces éléments peuvent paraître contradictoires. En réalité, il y a une infinité de nuances qui apparaissent au fil des débats que comporte le film. On peut entendre, par exemple, un psychiatre défendre la médecine traditionnelle, et par ailleurs une patiente soutenir la médecine chimique selon l’argument que sa maladie serait le résultat de l’urbanisation, et donc le fruit de l’occident. C’est pourquoi j’ai voulu inscrire cette phrase de Cheikh Hamidou Kahn en exergue, à la fin du film. Mais il manque sans doute la phrase précédente pour mieux rendre compte des paroles de ces personnes et des situations dans lesquelles elles se trouvent : « Je ne suis pas un pays des Diallobé distinct, face à un Occident distinct, et appréciant d’une tête froide ce que je puis lui prendre et ce qu’il faut que je lui laisse en contrepartie. Je suis devenu les deux. Il n’y a pas une tête lucide entre les deux termes d’un choix. Il y a une nature étrange, en détresse de n’être pas deux. ».

Propos recueillis par Hyacinthe Pavlidès